au concert comme au charbon

Publié le par charli

Le métier de rocker n'est certes pas de tout repos, énergie, concentration, mémoire, scénographie, sueur, résistance à l'alcool et aux drogues diverses, éveil, sourire et négociation en fin de soirée pour tirer des thunes au cafetier radin.

Non, le métier de rocker n'est pas de tout repos. Ces jours-ci me gelant les cacahuêtes à décorer des vitrines pour Noël, en plein frimat, en plein gel debout à l'oeuvre le pinceau à la main, grelottant, autant concentré dans cette souffrance soumise qu'un pauvre mec devant une pissotière à gérer sa chaude pisse, je repensais à un concert qu'on avait donné fin janvier en plein hiver avec Chien d'Ivrogne pour une troupe de motards avinés, une concentration qu'ils appellent ça.

Non, rocker c'est pas facile, et parfois ce qui pourrait vous sembler pour un prestige, un privilège, une chance sans pareille, un don de Dieu, s'apparente souvent à un chantier éprouvant, où l'on s'y prête avec obligation et effort comme un mineur va au charbon.

Ce concert là, rendez-vous dans les bois. Les motards aiment les situations difficiles, en chier, montrer que ce sont des bêtes rompues à toutes les épreuves, qu'ils peuvent même aller plus loin si tu les provoques. Le froid ça leur fait pas peur, pour ça qu'ils boivent, ça fait descendre la température du corps, comme ça ils sont à point pour se fondre, communier avec la nature essentielle, celle des vrais hommes, celle des barbares. Ils ont même les soirées de concentration une seconde peau, leur cuir, qu'ils n'enlèvent que pour chier, et encore je sais pas, je présume.

Nous, les Chien d'Ivrogne, on aime bien les motards, on aime bien jouer pour eux. C'est des boeufs, des brutes épaisses et hyper sympas. Ils te payent à boire, te tapent dans le dos, comprennent pas ton humour mais rigolent quand même, ils en ont rien à foutre de ce que tu joue, dès l'instant que ça fait du bruit en trois accords, et qu'à un moment tu leur fait "La Grange" de ZZ Top (en yaourt avec la voix grave au début puis après tu gueules avec eux en choeurs) et un morceau de Johnny Hallyday, genre "Toute la musique que j'aime". après ils en ont rien à foutre, de toute façon ils t'écoutent pas, t'es là uniquement pour faire des bruits de guitare et de batterie.

Cette soirée là donc, au fond des bois avec un grand feu de palettes au centre comme à l'époque de Conan le Barbare la veille d'une bataille, et de la boue tout autour avec des ombres massives qui la piétinent ; boue et eau gelée égale froid au pied, direct. La salle de concert et de restauration c'est un tunnel fabriqué avec des arceaux de métal et du plastique dessus, genre serre pour navets, à l'époque de Conan ils avaient au moins des tentes en peau de chameau, là le plastique agricole c'est un peu léger par moins 5 dehors.

Evidemment au bar c'est bière, bière, bière, et au menu Chili con carne avec du pain, du vin, un bout de fromage et en dessert bière. Là tu te réchauffe. Surtout dans un cuir. Quand on joue pour des motards je mets toujours le mien, parce que tu te dégueulasses toujours et d'un coup d'éponge t'es à nouveau propre, et puis c'est chaud, c'est épais, et puis ça le fait, comme si t'étais un motard toi aussi, sauf que sur ta gueule c'est écrit "j'ai froid, j'ai peur sur un vélo à 40 km/h, et je suis là juste pour vous prendre votre thune". Donc le cuir ça tient chaud, et avec le Chili t'envoies direct des gaz, en plein set ça te réchauffe le cul, c'est toujours ça quand tu te les gêles. Je sais ça fait dégueulasse mais j'aimerais bien vous y voir vous dans les tranchées dans la Meuse en 1917, dans la boue gelée, avec des cadavres partout autour, des mecs qui titubent, touchés, qui gueulent, qui gerbent, qui t'arrosent de bière, qui te tombent dessus.

Et il faut tenir, tenir... pas de répit, c'est pour toute la nuit. Les quelques pauses, tu prends une bière, fume une clope, va près du feu pour te chauffer les pognes. T'as les doigts gelés, les cordes de gratte qui t'ont cisaillé le bout des phalanges, le tout givré dans les buées glaçantes. Le Népal, le camp de cordée à 6000 mètres d'altitude, même pas le cul d'une indigène à bouffer, que du mâle, du pur du vrai, qui beugle, qui rote, et qui se lève d'un bond pour aller faire gueuler sa monture plus fort que les autres. Le piège pour toute la nuit. Cette soirée là il faisait vraiment très froid, quand je chantais y'avait même de la vapeur qui sortait de ma bouche (comme quand t'attendais le bus à dix ans juste avant les vacances de Noël et que tu sautillais d'un pied sur l'autre pendant que les autres parlaient cadeaux, qu'ils avaient de belles godasses et que les tiennes elles avaient coûté pas cher, pour ça que tu sautillais mais que peut être ça t'avait quand même permis d'avoir une bonne note au saut en hauteur). J'avais les doigts engourdis, on jouais fort, très fort, pour nous donner coeur à l'ouvrage, pour nous persuader en plein vacarme que peut être ça avait un sens, que peut être en chier autant aussi fort ça pouvait nous offrir un salut, une réincarnation en transat ou en serviette de bain sous un cocotier à l'Ile Maurice.

Au sol y'avait quelques palettes alignées qui composaient la scène. Dix petits centimètres qui te séparent de la mer de boue, d'argile sombre baignée de bière, avec des zombies en cuir qui la piétinent. Je ne pouvais m'empêcher de penser à Steven King, à Romero, à une nuit dont tu ne reviens jamais, où t'es condamné à errer à jamais parmi les maudits, à ton corps démembré, éviscéré, qui servira en pature à des monstres aveugles, à la douleur de la machette te cisaillant les articulations, au bruit sourd de la lame qui se plante dans l'os, ratant les ligaments, au sang qui gicle, glissant sur la matière jaune et gluante du peu de graisse qui enveloppe les tendons de mes muscles, avec une grosse envie de dormir, d'un bain chaud et de douze mains fines et délicates qui te frottent le dos et les reins avec des grosses éponges.

Et là y'a un boeuf parmi la masse qui titube plus fort, plus vite que les autres, qui se balance d'une botte sur l'autre, projetant des postillons de bière. Il se ra^pproche, il veut toucher la scène, les musiciens, il veut toucher la musique avec ses mains épaisses et sales, il s'avance et glisse, il bute contre le coin des palettes et s'effondre d'un coup cisaillé, fauché dans son élan, renversant du bras l'ampli de retour de l'harmonica avec les harmos posés dessus et qui s'éparpillent dans la boue alentour. Les jambes volent, la tête frappe le coin de la palette, pile sur l'arête du nez, ce qui provoque un brusque bouillon de sang. Y'a du sang partout, de la bière, de la boue, plein au sol parmi les cableset les pédales d'effet.

Là tu sais que ta soirée n'est pas finie, qu'en plus d'en chier encore trois bonnes heures à envoyer du gaz dans le froid et l'humidité, t'en auras encore pour plus d'une heure à ranger les amplis et la sono, à essuyer tous les cables, tout le matériel, parce que le sang et la bière ça colle et ça pue après dans la valise, et puis t'as les mains dégueulasses après, que tu peux même plus te gratter le nez sans t'en foutre partout parce que y'a pas un point d'eau à dix lieux à la ronde et que si tu veux te laver les mains c'est à la bière.

Voila, c'est ça le rock'n'roll. Donc avis à tous ceux qui s'imaginent qu'être rocker c'est faire comme les Rollins Stones avec trente camions, 200 roadies et vingt groupies très chaudes chacun et bien ils se foutent le manche de la basse dans le cul et bien profond, c'est pas tous les jours Olympia et tralala...

Publié dans charlicom

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